mercredi 18 août 2010

Mémoires d’une louve…



Conte sous forme de témoignage, 
publié dans la revue
  MIRABILIS (La revue du conte et des conteurs) 
n°3 de Mars 2010
Ainsi qu'une interview d'Isabelle Pozzi
Mais aussi un article et une interview du grand Michel Hindenoch
et d'autres trésors...

http://www.liber-mirabilis.com/PBSCCatalog.asp?CatID=516607






Ce matin là, j’avais été réveillée par quelque chose. Je n’aurais pas su dire quoi, une impression, quelque chose d’inhabituel dans l’air… Je me suis donc levée très tôt et  après m’être préparée rapidement, je suis sortie de chez moi. J’habitais à cette époque loin de tout village en lisière de forêt dans une assez grande maison que j’avais baptisée « Ma Tanière » parce qu’elle était appuyée à flanc de colline et même en partie creusée dedans. 

Dès mon premier pas dehors j’ai senti le froid. Les feuilles rousses craquaient sous mon poids et les arbres autour de moi étaient presque nus. J’ai marché un long moment au milieu des herbes hautes qui bordaient le chemin et je m’arrêtais de temps en temps pour boire par jeu les gouttes de rosée qui étaient restées accrochées aux graminées. Je n’avais pas donné de but à cette ballade très matinale. Mais je prenais un plaisir infini à me retrouver seule dans les bois et, seule au monde, en tout cas j’en avais l’impression. Le monde semblait m’appartenir. 

Je me dirigeais tout droit vers la rivière en contrebas, dans le vallon, espérant y trouver quelques poules d’eau venues se désaltérer près d’une laune ou un jeune chevreuil avec sa mère. J’avançais  comme ça, l’esprit rêveur, distraite, au point que quand j’ai levé les yeux, sortant de mes pensées, j’avais perdu mon chemin. Je m’étais non seulement éloignée de la rivière mais en plus je me trouvais dans une partie de forêt que je ne reconnaissais pas du tout. 

J’ai regardé autour de moi pour tenter de prendre des repères, de découvrir un chemin connu ou une souche que j’aurais déjà vue… mais rien. J’étais perdue. J’ai tendu l’oreille, je suis restée attentive un moment… et là… j’ai entendu…

Des pas humains venaient de ma droite, droit sur moi. Une présence aurait du me rassurer. Mais là, dans cette forêt, de bon matin, … je me suis cachée ! Bien à l’abri derrière un buisson je me suis tapie et je n’ai plus bougé pour ne pas faire craquer les feuilles mortes par terre. J’ai attendu. J’ai observé. C’était un homme. Plutôt grand, brun, de stature très fine. Apparemment ce n’était pas un chasseur. Ça m’a rassurée. J’ai toujours eu peur des chasseurs. Il s’est arrêté et s’est assis sur une grosse pierre arrondie juste en face de moi. Après un court moment, l’homme a pris une grande inspiration, il a fermé les yeux et s’est mis à chanter, doucement dans un souffle. 

J’étais restée cachée et je le regardais et je l’écoutais. Et plus je le regardais et plus il me semblait différent des autres hommes que j’avais croisés dans ma vie. Il avait une douceur en lui qui lui donnait peut-être plus de force encore que les fusils n’en donnent aux chasseurs. Il me faisait penser à l’un de ces chefs de tribu qui, sûrs de leur supériorité et de la reconnaissance de leur clan, restent sereins en toutes circonstances. Ils n’ont plus rien à prouver ceux qui ont été hissés au rang de chefs respectés. Cet homme était comme ça. Assis, calme, au milieu d’une forêt parfois hostile aux hommes, il chantait doucement et semblait faire partie d’un ordre établi. Il m’a semblé tout à coup qu’il était à sa place ici.

A force d’écouter son chant, de le regarder, je m’étais retrouvée à découvert sans m’en rendre compte. C’est quand il a ouvert les yeux et qu’il m’a vue que j’ai compris. Et là il s’est passé la chose la plus étrange qui soit : c’est lui qui a eu peur de moi!  Alors là, je n’en revenais pas ! Que des lapins ou des biches aient peur de moi d’accord, ça c’était normal. Mais qu’un homme ressente de la crainte en me voyant, ça, je n’aurais jamais cru !  J’en étais presque gênée. Moi qui avais toujours su ce que je devais faire dans chaque circonstance de ma vie, je me sentais désarmée et gauche devant cette peur là.

Souvent quand on ne sait pas quoi faire, on écoute son instinct. Et bien là mon instinct à moi m’a dit de m’asseoir en face de cet homme et de chanter à mon tour ; et c’est ce que j’ai fait. Pendant que je chantais, peu à peu, j’ai vu son visage se détendre, son regard s’est apaisé, il m’écoutait et me regardait, calmement. Et puis son chant à lui a repris, doux comme un courant d’air. Et on a chanté comme ça, lui et moi, moi et lui, longtemps. J’ai eu à ce moment là un sentiment de liberté que je n’avais jamais connu avant, et que je n’ai jamais plus retrouvé par la suite.

Au bout d’un long moment je me suis tue, pour mieux l’écouter. Mais lui, il s’est tu aussi. Peut-être par courtoisie. Un grand silence s’est installé, profond et vivant entre nous. J’ai sentit ma queue balayer les feuilles mortes derrière moi. Lui, il a tendu sa main, l’a approchée à une longueur de moustache de mon museau puis, voyant que mes oreilles se penchaient vers l’arrière, vieux reste de crainte légitime, il a renoncé à sa caresse. Nous avons tous deux respecté ce beau silence et après un dernier long regard de ses yeux d’homme dans mes yeux de louve, de mes yeux de louve dans ses yeux d’homme, nous avons repris chacun notre chemin.

Curieusement, j’ai retrouvé tout de suite celui qui me ramènerait à « Ma Tanière »…

                                                                                                                                                                       Isabelle Pozzi

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